Enfant, il est sympathique et spontané, comme le sera plus tard Anakin Skywalker.

1. UNE ESCORTE CONVENABLE

d’Elisabeth Waters

 

 

Tranquillement assise dans la loge d’entrée de Nevarsin, Linnéa n’ha Marilla attendait, sous l’œil réprobateur du portier. Elle se demanda si c’étaient les Renonçantes qui déplaisaient au moine, ou les femmes en général. Le soleil avait notablement décliné vers l’ouest depuis qu’elle attendait là, et elle espéra que l’Abbé avait enfin reçu le message qu’elle avait apporté d’Ardais avec tant de célérité. Dame Rohanna Ardais l’envoyait chercher son petit-fils, Dyan Ardais, élève à Nevarsin, pour lui dire au revoir avant de mourir – événement attendu dans la décade. Linnéa avait passé trois jours sur la route – bien que « route » fût un mot bien généreux pour décrire la voie empruntée –, et elle voulait récupérer l’enfant le plus vite possible pour attaquer le voyage de retour, avant la nuit et la tempête de neige qui menaçait.

Des sandales claquèrent sur les dalles du couloir et un vieux moine voûté aux cheveux de neige entra.

– Tu es la messagère de Domna Rohanna, Mestra ? demanda-t-il poliment.

Linnéa hocha la tête, et il reprit :

– Je suis Harrel, le frère hôtelier. Pardonne-moi de ne pas t’avoir accueillie plus tôt, mais je viens seulement d’apprendre ta venue. Si tu veux bien me suivre, je vais te trouver un repas et un lit pour la nuit.

– C’est très aimable à toi, mon Frère, répondit Linnéa tout aussi poliment, mais je crains que tu ne sois pas informé de l’urgence de ma mission. La santé de Dame Rohanna se dégrade rapidement, et je dois repartir avec Dyan aussi vite que possible. J’espérais qu’il serait déjà prêt – il n’a sans soute pas grand-chose à emporter.

Le Frère Harrel parut désemparé.

– Mais il fera nuit dans moins de trois heures, Mestra. Tu ne peux pas traîner un enfant de cet âge sur les routes à cette heure de la journée ! Et tu ne réalises peut-être pas qu’il va neiger cette nuit.

– Je le réalise parfaitement, mon Frère, dit sombrement Linnéa. C’est précisément pourquoi je veux partir immédiatement. J’ai grandi à moins d’une lieue d’ici, et j’ai reconnu les signes avant-coureurs d’une tempête qui bloquera le col pendant au moins trois jours. Nous n’avons pas autant de temps à perdre ; nous devons partir sur l’heure.

Devant son air dubitatif, elle ajouta :

– L’ordre de Dame Rohanna stipule de ramener Dyan aussi vite que possible.

Le Frère Harrel eut l’air encore plus contrarié.

– Je vais en parler avec le Père Abbé, dit-il, s’éloignant en toute hâte pour se décharger sur son supérieur du problème de cette entêtée.

– Où le père de ce garçon a-t-il la tête ? grommela le portier sotto voce. L’envoyer chercher comme ça sans une escorte convenable !

Linnéa l’ignora, réprimant fermement l’envie de lui dire que Dom Kyril avait sans doute la tête dans une bouteille de vin. Elle espérait que Dyan ne ressemblait pas trop à son père – car s’il tenait de lui, il serait un compagnon de voyage très déplaisant.

Le Frère Harrel devait avoir couru jusqu’au bureau de l’Abbé, car, après un laps de temps étonnamment court, Linnéa entendit sa voix dans le couloir, représentant à l’Abbé que c’était folie de voyager par ce temps. Les deux hommes entrèrent ensemble dans la loge. L’Abbé avait la lettre de Dame Rohanna à la main. Arborant un air tout aussi contrarié que celui de Frère Harrel, il semblait moins disposé à passer outre.

– Est-ce vraiment nécessaire, Mestra ? dit-il avec un bref salut de la tête. Ne peux-tu pas attendre que la tempête soit passée ?

Linnéa secoua la tête. Elle avait pu constater l’état de Dame Rohanna quand celle-ci lui avait donné la lettre, et elle ne savait même pas si elle vivait toujours en ce moment. L’ordre était clair, et elle entendait le respecter.

– Dame Ardais envoie chercher le Seigneur Dyan, et elle désire que nous revenions avec toute la célérité possible. Attendre trois ou quatre jours que la tempête soit passée ne correspond pas à ma définition de « toute la célérité possible » – et plus vous retarderez notre départ, plus nous risquons d’être immobilisés au col. J’ai une tâche à accomplir et j’ai bien l’intention de l’exécuter, avec ou sans ta bénédiction !

– Et si la Dame d’Ardais m’envoie chercher, il est de mon devoir de lui obéir.

Linnéa sursauta. Elle n’avait pas entendu le garçon arriver. D’après ce qu’il disait, ce devait être Dyan Ardais, mais il ne ressemblait guère au reste de sa famille, ni d’ailleurs à la plupart des Comyn. Au lieu des cheveux roux si communs dans sa caste, les siens étaient noirs, il avait les yeux d’un gris d’acier et il était menu. Linnéa savait qu’il avait dix ans, mais il paraissait plus jeune, malgré son attitude calme et gracieuse, marque du gentilhomme-né.

– Dyan, mon enfant, commença l’Abbé, nous apprécions ton désir d’assister ta grand-mère dans la maladie, mais point n’est besoin que tu ailles au-devant d’une tempête qui ne saurait tarder, dit-il, montrant la fenêtre par laquelle on voyait maintenant un ciel couvert, sans la moindre trace du soleil. Avec une unique femme pour escorte. Nous pourrons te fournir une escorte convenable de frères lais et de gardes dès que la tempête sera passée.

Dyan le regarda, le visage intentionnellement neutre.

– Dame Rohanna est malade depuis des mois, mon Père, dit-il poliment. Si elle m’envoie chercher en hâte, c’est qu’elle est mourante, et je partirai immédiatement avec l’escorte qu’elle m’a choisie.

Un autre jeune garçon, celui-là avec les cheveux roux des Comyn, parut derrière Dyan, portant ses fontes.

– Kennard, dit l’Abbé, tu devrais faire tes devoirs à cette heure.

– Oui, mon Père, acquiesça docilement l’enfant, tendant les sacs à Dyan avant de l’embrasser. Bon voyage, bredu.

Dyan l’embrassa sans répondre, et Kennard les quitta.

L’Abbé soupira.

– Si, comme tu le dis, Mestra, la tempête est sur le point d’éclater, je suppose que vous devez partir immédiatement. Et si tu es résolue à partir – avec ou sans ma bénédiction – tu partiras avec elle.

Il posa la main d’abord sur la tête de Dyan, puis sur celle de Linnéa.

– Fuisse le Saint Porteur de Fardeaux bénir votre voyage et le protéger.

– Merci, mon Père, dit cérémonieusement Linnéa.

Puis elle se tourna vers l’enfant.

– Si tu es prêt, Seigneur Dyan, les chervines sont dans la cour.

Dyan hocha la tête, jeta ses sacs sur son épaule et la précéda vers la porte.

Ils se mirent en selle et firent en sorte de passer le col sans perdre un instant, mais même ainsi la neige était épaisse et menaçait déjà de bloquer le passage quand ils redescendirent de l’autre côté.

– Tu as le laran, Mestra ? demanda brusquement Dyan comme ils amorçaient la descente.

C’étaient les premiers mots qu’il lui adressait, et Linnéa réalisa soudain qu’il ne savait sans doute même pas son nom – dans sa hâte à partir elle avait oublié de se présenter.

– Je m’appelle Linnéa, Seigneur Dyan, dit-elle, et tu peux m’appeler ainsi si tu veux. Et, non, je n’ai pas le laran. Pourquoi cette question ?

Dyan eut l’air un peu embarrassé ; apparemment, il n’aimait pas se tromper.

– Tu as dit au Père Abbé que le col serait bloqué, il t’a crue – et tu avais raison.

– C’est vrai, dit Linnéa, désireuse d’épargner l’amour-propre de l’enfant et de l’aider à garder sa dignité – comme si ce jeune Comyn si maître de lui avait besoin d’encouragement dans ce domaine. Je comprends que cette clairvoyance puisse être confondue avec le laran, mais, en vérité, ce n’est que le résultat d’années d’expérience et d’observation du temps dans cette région. Je suis née près d’ici, et, quand le ciel a une certaine couleur, et que le vent est chargé de certaines odeurs, je peux prédire qu’une tempête arrive – et elle arrive toujours. Et le Père Abbé vit sans doute à Nevarsin depuis assez longtemps pour en reconnaître les signes avant-coureurs, de sorte qu’il n’a pas eu à me croire totalement sur parole.

Dyan eut un petit sourire.

– De plus, si tu avais le laran, tu n’aurais pas besoin d’être une Renonçante : à la place, tu aurais pu aller dans une Tour.

– Pour m’assurer une égale protection contre les hommes, tu veux dire ? demanda-t-elle avec ironie.

– Tu ne devrais pas avoir à te protéger des hommes, dit Dyan d’un ton compassé. C’est eux qui doivent te protéger.

Il aurait été cruel de mentionner le nom de son père dans ce contexte, décida Linnéa, mais elle commençait à s’intéresser vivement à la façon dont fonctionnait l’esprit de Dyan. Et, puisqu’ils allaient passer plusieurs jours ensemble sur la route, il n’était pas inutile de savoir jusqu’où elle pouvait se fier à lui. Elle répondit donc simplement :

– Pourquoi ?

– Parce que les hommes sont plus forts que les femmes.

– Et tu crois que c’est le devoir des forts de protéger les faibles ?

– Bien sûr, répondit Dyan avec naturel. Pourquoi avoir la force si on ne s’en sert pas ?

– Certains ont l’air de penser qu’ils doivent l’utiliser uniquement pour obtenir ce qu’ils désirent, remarqua Linnéa.

– Non, dit Dyan, secouant la tête avec conviction. Je ne suis pas cristoforo, mais j’ai remarqué que la force et les fardeaux vont ensemble. Et si on gaspille sa force à atteindre des buts égoïstes, au lieu d’accomplir les devoirs imposés par son rang, alors on devient au mieux un objet de pitié, si ce n’est de mépris.

Je suppose, se dit Linnéa, quil pense à son père, mais ce pourrait aussi bien être le mien. Enfin, au moins, il ne semble pas partager les faiblesses et les vices de Dom Kyril, et il ne se plaint pas de la route ni du rythme que jimpose. Quand même, il serait peut-être temps de sarrêter pour la nuit.

 

Ils ne traînèrent pas les deux jours suivants, et le voyage fut sans histoire jusqu’au pont franchissant le gouffre à une demi-lieue du Château Ardais. C’est alors que la chance les abandonna : le pont avait disparu, apparemment effondré sous un poids trop lourd.

Linnéa réprima un juron, non qu’elle pensât que Dyan l’ignorait, mais elle avait des scrupules à donner le mauvais exemple à un enfant, jeune et en principe innocent.

Dyan considéra le gouffre en fronçant les sourcils.

– Ce maudit pont s’effondre à peu près deux fois par an, grommela-t-il. Mais fallait-il que ce soit juste maintenant ?

Il resta un moment immobile sur son chervine, pâle et se mordillant les lèvres. Puis il soupira.

– Mestra, tu as peur des hauteurs ? demanda-t-il lentement.

Linnéa allait rétorquer vertement qu’il est impossible de vivre dans la montagne quand on a le vertige, mais le visage de Dyan la retint. L’altitude ne la gênait guère, mais elle soupçonnait fortement qu’on ne pouvait pas en dire autant de son petit compagnon.

– Je peux les supporter quand il le faut, répondit-elle. Pourquoi ? Tu connais un autre chemin ?

– Pas loin d’ici, il y a un vieux tronc d’arbre tombé en travers, par là, dit-il, montrant sa droite. Les enfants du fermier marchent dessus pour se faire peur.

A son ton, elle jugea que c’était un sport auquel il ne participait pas de bonne grâce.

– Eh bien, on peut toujours aller y jeter un coup d’œil, déclara-t-elle. Rien ne dit qu’il sera toujours en place, mais, s’il y est, cela nous fera gagner plusieurs heures – le prochain pont est à deux lieues d’ici, non ?

– Oui, dit Dyan, tournant son chervine vers la pente. Et si on peut traverser sur le tronc, on arrivera juste derrière le château. Sur le plan militaire, il ne menace pas le fort : il peut à peine supporter le poids d’un adulte, mais sûrement pas celui d’un homme armé.

Il l’évalua du regard.

– Heureusement que tu n’es pas grosse. Il faudra laisser les chervines et les bagages de ce côté. Si on arrive à traverser, on enverra des serviteurs les chercher plus tard.

Ils arrivèrent devant le tronc, que Linnéa considéra d’un œil dubitatif. Il avait une taille suffisante et semblait assez solide, mais il était couvert de neige et peut-être vermoulu. Elle pensa s’attacher à Dyan avec une corde, puis elle y renonça – elle risquait trop de l’entraîner si le tronc se rompait sous son poids. Elle devait peser une bonne quinzaine de kilos de plus que lui.

– Tu passeras le premier, Seigneur Dyan. Tu es plus léger et tu as plus de chances de réussir. Mais si je tombe, ajouta-t-elle, se forçant à sourire, j’espère que tu m’enverras des sauveteurs.

Dyan lui répondit d’un sourire encore plus forcé que le sien ; il était d’une pâleur verdâtre.

– N’oublie pas que nous ne sommes pas des enfants qui jouons à « chiche ! », dit-elle d’un ton résolu. Le style et la grâce comptent pour rien ; l’objectif, c’est d’arriver de l’autre côté en un seul morceau. Pour ma part, j’ai l’intention de m’asseoir à cheval sur le tronc et de faire de la reptation – ce sera peut-être ridicule, mais, comme ça, j’aurai moins de chances de perdre l’équilibre ou d’être emportée par le vent.

Dyan réfléchit à cette solution, et il reprit ses couleurs.

– On se mouillera, évidemment, mais le château et des vêtements secs ne sont qu’à quelques minutes.

Il noua les pans de sa cape autour de sa taille, se mit à califourchon sur le tronc, et se dandina jusqu’à l’autre rive, faisant tomber une bonne partie de la neige au passage.

– Il a l’air assez solide ! cria-t-il de l’autre côté. Viens.

Linnéa remonta un peu sa tunique en la faisant blouser par-dessus son ceinturon, puis elle se mit en route. Mais, arrivée au milieu, sa tunique glissa et s’accrocha au tronc derrière sa hanche droite, l’empêchant d’avancer. Elle se tortilla pour se libérer, manquant ce faisant de tomber dans le gouffre.

– Qu’est-ce qu’il y a ? cria Dyan de la rive.

– Ma maudite tunique est coincée, dit Linnéa, s’efforçant de parler d’un ton calme. Va donc jusqu’au château et envoie quelqu’un pour me libérer.

– Quelqu’un de grand et gros ? répondit Dyan, sceptique.

Prenant une profonde inspiration, il se remit à califourchon sur le tronc et se dirigea vers elle. Un instant plus tard il était pratiquement sur ses genoux.

– Croise tes chevilles autour du tronc, et tiens-moi bien par la taille, ordonna-t-il. Si tu te cramponnes bien, je crois que je pourrai atteindre l’endroit où ta tunique est accrochée.

Linnéa croisa les chevilles et s’accrocha à Dyan comme s’il y allait de leur vie. Après quelques instants d’angoisse, il y eut un bruit de déchirure, et elle fut libérée. Dyan se redressa, et dit avec prudence :

– Je crois que tu peux me lâcher maintenant.

Elle relâcha son étreinte avec précaution, et Dyan se dandina à reculons jusqu’à la rive. Dès qu’il eut repris pied, Linnéa suivit lentement, faisant attention de ne pas s’accrocher ailleurs.

Une fois sur la terre ferme, elle épousseta la neige de ses vêtements et vérifia l’état de sa tunique. Heureusement, seul l’ourlet était déchiré.

– C’est une bonne chose que je n’aie pas été en jupe longue, dit-elle, riant nerveusement.

Dyan se mit à pouffer.

– Et c’est une bonne chose que je n’aie pas eu une « escorte convenable » – tu vois des soldats se dandiner sur ce tronc en tenant fièrement leur bannière ?

Tous deux éclatèrent de rire à cette évocation.

– Viens, dit Linnéa, dès qu’elle fut capable de parler. Il faut vite rentrer et enfiler des vêtements secs. Et envoyer quelqu’un chercher nos montures.

– Suis-moi, dit Dyan. Le chemin est de ce côté.

Au bout de quelques pas, il se retourna vers elle.

– Linnéa, quand je retournerai à Nevarsin, voudras-tu me servir d’escorte ?

– Avec plaisir, Seigneur Dyan, répondit-elle. Tu es de bonne compagnie sur la route.

 

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